Séance du séminaire doctoral organisée par Bernard Banoun le 6 mai 2021
Ancelin Mabon (Sorbonne Université) :
Le mythe à l’épreuve de la modernité dans le théâtre allemand (Klinger, Grillparzer, Hebbel), 1791-1861
À travers le théâtre de Friedrich Maximilian Klinger (Medea in Korinth, 1786 ; Medea auf dem Kaukasos, 1791), Franz Grillparzer (Das goldene Vließ, 1821) et Friedrich Hebbel (Die Nibelungen, 1855-1861), Ancelin Mabon propose d’analyser trois générations d’auteurs dramatiques de langue allemande dans une période qui marque l’éclosion de la modernité et que l’historien Reinhart Koselleck nomme Sattelzeit. Trois points caractérisent le sujet :
- Une analyse sur le temps long qui permet d’étudier l’évolution du genre tragique pendant un demi-siècle en se focalisant plus particulièrement sur la Spätaufklärung, les années 1820 et les années 1855-1861.
- Le lien entre théâtre et civilisation ainsi que la remise en question au XIXe siècle du rôle civilisateur du théâtre de l’Aufklärung et du classicisme de Weimar.
- Une tension entre une forme dramaturgique classique et la modernité dans le contexte historique des nationalismes, et la première apparition sur scène d’un moi échappant à la conscience.
Tout d’abord, Ancelin Mabon dresse un bilan critique et méthodologique. Ainsi sont dégagés deux types d’approches du mythe dans la littérature : la première, de type essentialiste, qui cherche une définition universelle à travers les œuvres (Mircea Eliade, Claude Lévi-Strauss) et la seconde école de type empiriste qui est axée sur l’histoire des avatars d’un mythe en s’épargnant l’hypothèse d’une forme originelle en raison du fait de sa réécriture (Philippe Lejeune, Claude Calame). Pour Hans Blumenberg, il y a historicisation du mythe car chaque époque le réinvente. Selon le philosophe, son origine sacrée n’existe pas et procède de la peur. Il lui oppose la science et se demande alors ce qui fonde sa persistance.
Dans un premier temps, en adaptant au théâtre allemand du XIXe siècle le « principe de variation dans la répétition » théorisé par Manfred Fuhrmann – qui décrit le rapport au mythe dans le théâtre -, Ancelin Mabon part du principe qu’il existe un double rapport au mythe : soit un rapport direct, soit un rapport plus éloigné et allusif. Il n’y a pas de mythe préexistant à la tragédie, mais celui-ci est façonné par cette dernière. Dans un second temps, il inscrit son étude des mythes dans la réflexion de Christian Horn qui propose une vision cyclique qui se caractérise par des périodes de démythification et de remythification. Dès le XVIIIe siècle et sous l’impulsion notamment de Winckelmann, s’opère en Allemagne une redécouverte de l’Antiquité grecque. Ainsi, Hegel au XIXe siècle oppose l’Orient à la Grèce (berceau de la science et de l’art). Pour Hegel, les Grecs sont les premiers à passer du mythe à la raison. Ce paradigme se voit chez Goethe (dans Iphigenie auf Tauris, le mythe est dépassé par les idéaux des Lumières) et s’inscrit dans une perspective historique (Kant). Mais cette lecture, reprise par l’helléniste Wilhelm Nestle, est problématique. Parallèlement à cela, émerge en Allemagne un besoin de fonder une mythologie moderne. Pour Friedrich Schlegel, cette dernière permet de comprendre le monde et de réconcilier l’homme séparé de la nature. Son avènement doit se trouver en Orient. C’est contre cette vision romantique du mythe que Hebbel se dresse, en opposant notamment à Eschyle la référence romantique de Sophocle.
Dans un second temps, après avoir présenté et justifié son corpus (opposition entre la matière antique et la matière germanique, format de trilogie chez Grillparzer et Hebbel et de bilogie chez Klinger), Ancelin Mabon revient sur les grands axes qui découlent de son sujet. Chez les trois auteurs, la dramaturgie du classicisme de Weimar et l’esthétique du sublime de Schiller sont remis en cause et deviennent des objets de contestation : Médée, anti-Iphigénie, donne une leçon de civilisation aux Grecs chez Grillparzer et Klinger. Pour Hebbel, les destins tragiques ne peuvent plus être représentés, d’où le recours à l’humour noir et au langage corporel dans ses Nibelungen, trilogie pessimiste dans laquelle les hommes subissent un réseau de déterminismes qui mène au massacre final. Ancelin Mabon souligne le fait qu’une vision pessimiste de l’existence humaine se dégage des œuvres de ces trois auteurs, comme en témoigne la lyre brisée par Médée chez Grillparzer qui symbolise le monde divisé et la mise en scène des rapports humains dominés par des liens de prédation et de dévoration chez Hebbel. En analysant le format de la trilogie (référence à la trilogie d’Eschyle, genre populaire depuis le début du XIXème siècle), Ancelin Mabon constate que la victoire du droit sur la violence archaïque est inversée chez Grillparzer et Hebbel. Contrairement à la Médée de Klinger et de Grillparzer, il n’y a pas de rédemption possible chez Hebbel (personnage de Kriemhild). À la différence de La Motte Fouqué ou de Raupach, ces auteurs s’élèvent contre une lecture nationaliste et idéalisante du mythe. Pour Grillparzer et Hebbel, l’art doit être autonome, donc séparé de la politique.
En conclusion, Ancelin Mabon observe à travers l’étude de ces trois auteurs une crise de la culture. En effet, pour penser une nation et un modèle culturel, les paradigmes grecs et germaniques ne sont pas viables. Chez Grillparzer les rapports instaurés par les Lumières sont renversés, tandis que chez Hebbel le tragique disparaît au profit du grotesque : il n’y a plus aucune possibilité de s’élever. Le mythe perd alors sa valeur dramatique. En somme, ces deux auteurs se rejoignent par leur pessimisme historique et le constat de l’échec du cosmopolitisme.
Compte rendu rédigé par Diane de Wrangel, relu par Claire Selosse (doctorantes en Études germaniques, REIGENN)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
dianedewrangel (26 juillet 2021). Ancelin Mabon (Sorbonne Université) : Le mythe à l’épreuve de la modernité dans le théâtre allemand (Klinger, Grillparzer, Hebbel), 1791-1861. Ailleurs germaniques, nordiques et néerlandophones. Consulté le 17 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tkho